[CLOS] [Matt/Alex/Angie] A little more action

L'avantage de vivre au-dessus de notre lieu de travail, c'est qu'on est rarement en retard. Ou alors qu'on a une bonne excuse. J'ouvrais et je fermais le bar, c'était parfois plus le mien que celui de notre gérant et j'aimais bien me dire qu'un jour, il serait à moi. Si Lexy travaillait plus facilement le soir, Matthew allait et venait en fonction de son autre boulot. Alors chaque matin, j'allais déverrouiller la porte de derrière pour qu'il puisse entrer. Une fois, j'avais ouvert la porte principale et des clients avaient cru à une fête improvisée et m'avaient découvert en pyjama (un t-shirt et un short avec des savates en guise de pantoufles), en train de laver du soda séché sur le sol.

Je traînai les pieds vers le rez de chaussée en baillant et attachai mes cheveux en un minuscule chignon. Je balançai un torchon sur mon épaule et allumai les machines à café. Des gestes typiques, des réflexes, des habitudes, quelque chose de vital. Je me grattai le ventre sous mon t-shirt en rangeai quelques verres survivants dans l'évier. L'inconvénient de dormir au-dessus de son travail, c'est qu'on n'avait même plus l'impression de le quitter.

Ce silence, je le détestais. J'appréciais de me retrouver un peu seul, mais j'appréciais tout autant la foule, les gens, la vie. Mais je n'entendis pas le bruit familier de la machine qui se mettait en marche. Je me raclai la gorge en scrutant l'engin dans les yeux et je plissai les yeux. Pourquoi ne marchait-elle pas ? Je baissai le levier, donnai quelques coups sur le côté mais il me sembla pas que le courant parvenait jusque là. Et quand j'entendis du bruit dans l'arrière-boutique, je relevai la tête.

– Matt ?

Pas de réponse. Soit il avait encore ses écouteurs sur les oreilles et ne m'avait pas entendu, soit... J'entendis un bruit bizarre, comme des casseroles dans lesquelles on fouille. Je me penchai pour attraper la batte de Baseball de Lexy dans le placard et contournai le comptoir pour me diriger vers les cuisines. Si c'était un rat, je lui ferais vite la peau. Ce n'était pas très malin d'ouvrir les portes comme ça mais jamais personne n'avait tenté de passer par derrière ! Plus de bruit. Je passai la tête par la porte pour regarder les cuisines mais je ne vis rien, juste la sortie du fond entrouverte.

Je resserrai mes doigts sur le montant de la batte et la levai, prêt à agir.

La Ville Basse avait beau être le plus délabré et le plus pauvre des trois quartiers de Megalopolis je ne me lassais pas pour autant d'emprunter ses rues pour rejoindre le bar où je travaillais. C'était bien sûr très différent des lieux que j'avais connu dans ma vie d'avant mais il y régnait étrangement une aura de solidarité qu'on trouvait difficilement ailleurs, plus semblable à une communauté qu'à une petite ville dans la ville.

Ce matin là je parcourais les rues plus tôt que prévu et pour cause, notre bon vieux gérant m'avait prévenu hier soir qu'une des machines à café avait montré des signes de dysfonctionnement et il avait eu peur qu'elle ne lâche en plein service, il m'avait donc demandé de venir plus tôt pour y regarder. Pourquoi demander ça à un barman me direz-vous ? Tout simplement parce que peu de temps après mon arrivée dans l'établissement je m'étais retrouvé à faire des réparations alors que mon patron désespérait qu'on vienne le dépanner et que ma foi, je n'avais pas été mauvais du tout à ce jeu-là... En même temps c'était toujours un plaisir pour moi de trifouiller les entrailles d'une machine même basique, j'étais comme je le disais plus jeune à mon père, un docteur spécialisé dans les boulons et les circuits.

Mes écouteurs sur la tête, la musique en sourdine quoiqu'on en pensait, je fronçais les sourcils en approchant de la porte de derrière. Alex l'avait visiblement déverrouillée mais depuis quand l'ouvrait-il carrément ? Et sans être occupé dans la cuisine qui plus est. J'entrais totalement dans l'arrière-boutique et fit un tour d'horizon sans apercevoir qui que soit, il y avait juste la trousse de dépannage qui traînait sur le plan de travail près des casseroles. La machine avait-elle rendue l'âme plus tôt que prévu ?  Je rassemblais les outils éparpillés et je finis par farfouiller parmi les casseroles pour trouver les dernières pièces manquantes. Pas de chance, je fis rouler l'une d'elle par terre et je me retrouvais accroupi à essayer de l'attraper. La bougresse réussit pourtant à s'évader par la porte ouverte ! J'allais donc la récupérer et je m'apprêtais à  me relever quand j'aperçus un mouvement dans l'arrière-boutique.

-  "C'est toi Alex ? Je ne sais pas ce que vous avez foutu avec la boîte à outils mais l'outillage a l'air de vouloir se faire la malle"

Debout à présent, je m'apprêtais à entrer dans le bar avec une prudence désinvolte. Il me paraissait quand même étrange qu'on ait laissé la porte ouverte si tôt le matin et qu'on ait abandonné les outils sur le plan de travail. Notre cuisinier et notre gérant ne rigolaient pas avec l'hygiène des cuisines et leur rangement.

Je lâchai un juron en l'apercevant et baissai mon arme en entrant dans la cuisine.

– Bon sang, Matt ! Réponds quand je t'appelle ! J'aurais pu t'assommer avec ça, tu sais ?

Je le regardai entrer dans le bar à son tour et désignai la machine avant de ranger la batte de Lexy.

– J'en sais rien, mais il faut vraiment faire quelque chose pour ce truc. Elle rend l'âme et tu sais que je me transforme en monstre si j'ai pas ma dose en descendant, le matin. Je vais nous préparer un truc en attendant, proche du jus de chaussette mais au moins, ça va graisser les miens, d'outillages.

Je secouai la tête dans un soupir et cherchai quelque chose dans les placards, ceux que nous n'utilisions pas pour la clientèle et le bar. Il y avait quelque chose de différent, ce matin. Je ne sais pas, j'étais content que Matt soit arrivé car le bar était bien trop silencieux. Ces derniers temps, Cosima passait beaucoup de temps ici, alors son absence me faisait bizarre. J'allumai la bouilloire pour la faire chauffer et sorti deux mugs avant de m'asseoir sur l'évier en me hissant, les mains appuyées sur le rebord.

– Je me demandais si on ne pouvait pas en profiter pour en acheter une carrément plus performante. Qui fasse moins de bruit, tu vois ? Oh, et j'ai commencé à réfléchir aux animations de cette semaine. On a un enterrement de vie de jeune fille. - Un sourire s'est étiré sur mes lèvres, malicieux au possible - Tu vois ce que je veux dire ?

C'était ça que j'aimais dans ce bar. On s'amusait plus qu'on ne travaillait. A ceux qui n'imaginaient pas que j'étais encore capable de garder mon sérieux, ils se trompaient. J'aimais m'amuser, j'aimais faire la fête, j'aimais bouger et si en plus, il y avait de l'alcool, alors j'étais de la partie. Mais j'aimais avant tout le business. Notre bar n'était pas populaire pour nos belles gueules. Nous l'entretenions, le faisions vivre tous ensemble. Et ça, c'était ma vie. Et je combattrai quiconque essayerait de me l'enlever.

[HRP : C'est un peu court, je me réveille, je ferai mieux la prochaine fois... Promis]

J'haussais un sourcil à l'égard de mon collègue et j'allais même jusqu'à lui sourire avec bonne humeur.

- "Pour te répondre il aurait fallu que je t'entende, tu as dû m'appeler quand je suis allé ramasser ce fringant tournevis dehors. Et par pitié si tu dois m'assommer un jour, fais-le pendant que Lexy est de service que j'ai une jolie fille pour prendre soin de moi le temps d'une gifle ou deux."

Je levais ma main pour la passer dans mes cheveux pour caricaturer ces pseudos beaux gosses qui prennent le monde de haut. Pas de bol, j'avais oublié que j'avais encore mes écouteurs et mes doigts se prirent dans le haut du casque. Je grimaçais en me disant que décidément je n'étais pas très doué pour le rôle. Dire qu'il n'y avait pas encore si longtemps que ça je passais mon temps libre à tourner autour des femmes avec succès... Rouillé. J'allais finir complétement et désespérément rouillé.

J'enlevais mes écouteurs et les rangeais puis je me dirigeais vers la machine incriminée, passant ma main sur son flanc. Tiens, elle avait été débranchée,  je ne sentais aucun ronronnement en elle.

- "Tant que tu ne fais pas réellement tremper tes chaussettes dans le jus que tu vas préparer je suis preneur. "

Nul besoin d'approfondir le sujet Alex et le café, toute l'équipe pour le peu que ses membres aient pris leur service un matin savait ce qu'il en coûtait de laisser un Alex sans caféine ou du moins s'en doutait.

Je rebranchais Lady Coffe le temps d'un check-up pour vérifier où elle en était puis la redébranchais, je la pris dans mes bras avec délicatesse malgré son poids et je vins m'attabler en sa compagnie de manière à pouvoir voir Alex pendant que je réparais notre Lady. Ainsi Alex voulait se débarrasser de notre honorable compagne qui avait sué vapeur et tuyaux depuis son arrivée entre ses murs ? Peut-être s'agissait-il d'un repos mérité quelque part. A moins qu'il serait possible de lui redonner une nouvelle jeunesse ?

- "Et qui serait plus rapide aussi. Avec tous les clients que nous avons son achat serait vite rentabilisé. "

Parce que oui il fallait y penser aussi, il ne s'agissait pas de mettre le patron sur la paille. Je relevais les yeux en direction d'Alex en entendant la suite et mon sourire se fit malicieux à son tour, loin du sérieux concentré qui m'avait envahi en commençant mes soins. Cet Alex alors !

- "Non non je ne vois pas. Il y aura plein de filles en folie, de paris épiques et  grotesques en perspective et une ambiance à passer une très bonne soirée ? Et bien sûr nous serons tous deux de service ce soir là, dire de n'en rien louper et de nous amuser nous aussi. Pas de quoi fouetter un chat quoi."

Bien sûr ce n'était que plaisanterie, je voyais très bien ce qu'il voulait dire. J'appréciais beaucoup ce type d'événement ainsi que nos soirées à thèmes qui faisaient de ce bar l'un des plus populaires de la ville mais même sans cela il faisait bon y travailler, je pense qu'on pouvait dire qu'on mettait tous du cœur à la tâche dans notre équipe. Bien sûr avec mon autre boulot je ne pouvais pas être aussi présent qu'Alex mais avec ma particularité je l'étais quand même plus qu'un individu lambda dans ma position. Il m'arrivait parfois de venir filer un coup de main en dehors de mon service pour le plaisir d'y être ainsi que celui de laisser traîner une oreille à l'affût d'un potin intéressant ni vu ni connu.  Cependant entre mon autre boulot et mes tâches annexes, je ne pouvais pas venir aider si souvent que cela mais je m'arrangeais pour passer les jours de grandes fréquentations, quand la clientèle attirée par une soirée à thème ou une célébration se pressait entre nos murs. En tout cas penser aux prochaines animations était toujours plaisant, il fallait voir les idées qu'on pouvait sortir parfois !

-  "Ca donne quoi alors les animations de la semaine pour l'instant ?"

Ce qui me caractérisait le mieux, c'était ma capacité à être fêtard, racoleur, enjôleur, drôle, ironique et moqueur... Sans oublier d'être sérieux. Pendant que Matt soulevait la machine, je versai la poudre dans les mugs en attendant que l'eau finisse de bouillir. Il était aussi taquin de moi, c'était sûrement pour cette raison que l'on travaillait bien tous les deux. Dans des styles totalement différents, nous nous retrouvions. Aussi, quand il se moquait, je ne le prenais jamais mal. Il y avait très peu de choses que je prenais mal, à y réfléchir.

– On va garder celle-ci pour nous, derrière. Ce ne sera pas plus mal. Je vais voir ce que je peux trouver, c'est dingue ce que les gens jettent de nos jours.

A son sourire, je sus que j'avais fait mouche et je fis danser mes sourcils en faisant mine de me mettre à danser. Nous avions également les mêmes "objectifs" et aimions la même chose. Lexy, par exemple. Mais nous n'étions plus que tous les trois et ça, c'était un problème. A sa question, je soupirai en me laissant tomber au sol. Je versai l'eau chaude dans nos tasses avant de lui en tendre une. Lexy n'était que de soir, Matt avait des horaires arrangées et je me retrouvais être le seul permanent avec un cuistot et un apprenti quand j'avais de la chance. Je n'avais pas pu faire d'à côté depuis des semaines. J'étais fatigué et manquais cruellement d'action ces derniers temps.

– C'est là qu'on a un souci. J'ai été obligé de trancher dans les animations, on ne pourra pas tout assurer.

Je contournai le comptoir pour m'installer sur une chaise haute après avoir récupéré un carnet que j'avais laissé au bout. Je m'accoudai au bord et soupirai à nouveau en relisant mes notes. Pour plein de raisons, nos animations étaient rarement en journée, et ça m'arrangeait mais ça n'enlevait rien à la préparation et aux prévisions de besoins culinaires.

– Nous avons... - Je me frottai le visage avant de passer les doigts dans mes cheveux - deux anniversaires. Un enterrement de vie de jeune fille, un pot de départ. Ce qui bloque le fond de la salle pendant quatre soirs, dont deux auront besoin de la scène et donc, pas possible de combler avec des groupes à nous. Tu sais combien ça nous rapporte ces trucs ?

Je levai mon carnet pour lui montrer en fronçant les sourcils.

– Si on avait quelque chose de plus grand et de plus adaptable, on serait riches. Je suis certain qu'en rachetant le dépôt à côté, on pourrait y construire un club et se faire un max de pognon. - Je secouai la tête avant de me frotter les lèvres et d'y laisser mes doigts. Et puis j'ai haussé les sourcils en relevant les mains. - Mais on manque de personnel. Je ne vais pas pouvoir combler les trous éternellement, il faut qu'on trouve quelqu'un pour m'aider la journée quand Lexy n'est pas là. Je n'y arrive plus, je sors plus d'ici ! Si quelqu'un ne me permet pas de foutre un pied dehors, je vais égorger un rat et le manger en sacrifice sur l'autel de Satan. - Je levai une main avant qu'il ne puisse répondre - Et hors de question que tu fasses plus d'heures que ce n'est déjà le cas. Non, on va trouver une solution. C'est pas comme si c'était la première fois qu'on devait réfléchir pour les autres.

Je me grattai la tempe. Matt et moi étions les deux employés principaux, finalement. Notre gérant gérait l'aspect financier mais c'était sans compter le nez que j'aimais laisser traîner. Les comptes, je les faisais plus souvent que lui, ça c'était un fait. Il était rarement là et quand il y avait des problèmes, Matt était plus vite sur le pont que lui qui possédait d'autres établissements. J'avais l'intime conviction qu'il se laissait porter. Nous avions le travail facile, nous nous auto-gérions la majeure partie du temps, nous faisions vivre son bar comme si c'était le nôtre mais il empochait les plus grosses parts. J'avais beau l'apprécier parce que c'était un type réglo et que j'aimais qu'on se foute pas de moi, certains jours, j'en avais la dépression au bord des lèvres. Je levai un index.

– Il nous faut deux serveurs. Au moins. Et une personne de plus en cuisine. Lexy et moi, on peut gérer le bar le midi et le soir avec toi quand tu es dispo. Un serveur le midi, deux le soirs. Un apprenti obligatoire en cuisine. Ca nous coutera moins cher et je tiens à voir d'autres tronches que celle de notre cher ami - Je l'aimais beaucoup ! Mais j'avais un problème avec la stabilité.

Je me grattai le menton en réfléchissant et lissai ma barbe. J'étais pensif mais... Une idée germait dans ma tête.

– Je te verrai bien en bikini sur les tables pour ces demoiselles. On pourrait même fermer le bar aux hommes exceptionnellement ce soir-là...

[Là, c'est mieux ! :D]

[bon bah puisqu'il parait que j'ai le droit de me taper l'incruste...]


Hier, à cette heure-ci, j’avais encore un boulot. Je bossais comme serveuse le soir dans un bar qui fonctionnait plutôt bien mais avec un patron minable. Pire que minable même. Il passait son temps à rabaisser ses employés. Enfin, pour être honnête, c’était surtout moi qui m’en prenais plein la tronche. Il avait une dent contre moi et je savais très bien pourquoi. Mais bon… J’avais besoin d’argent et c’était le seul boulot que j’avais trouvé pour l’instant. Alors je restais, tout en gardant un œil sur les annonces au cas où je trouverais quelque chose de mieux.

Sauf que dix minutes plus tard, je recevais un coup de fil d’une de mes collègues. Le patron s’était fait tabasser durant la nuit. Il était à l’hôpital, fort mal en point, le bar était fermé pour une durée indéterminée et nous nous retrouvions au chômage forcé. Génial, comme si j’avais besoin de ça. J’étais criblée de dettes (entre la réparation de la voiture, puis de la moto, les traitements à l’hôpital qui coutaient une blinde et les dépenses de la vie de tous les jours) et il était hors de question que je demande à David de m’aider. J’avais ma fierté.

Du coup, j’avais arpenté la ville médiane hier, déposant des CV dans tous les bars et les restaurants que je connaissais ou devant lesquels je passais et aujourd’hui, c’était le tour de la ville basse. Mais pour être honnête, si les établissements de la ville médiane étaient plus près de chez moi, je préférais l’ambiance de ceux de la ville basse.

Et me voilà arrivée devant ce bar. J’en avais déjà entendu parler. L’un des garçons, Tom, ou Simon, je ne sais plus lequel, était déjà venu ici. Il en avait gardé une bonne impression. Le bar était fermé à cette heure-ci, mais je voyais du monde bouger à l’intérieur. J’hésitai un instant. Devais-je y aller tout de suite ou revenir quand il serait ouvert ? Oh et puis zut, j’étais là, j’allais pas revenir exprès. Sans compter que s’il avait autant de succès que ce que Tom ou Simon m’avait dit, personne aurait le temps de me prêter attention après l’ouverture.

J’arrêtai ma moto, dégageai la béquille d’un coup de pied et en descendis. J’avançai alors vers le bar en retirant mon casque et, une fois arrivée devant la porte, je frappai quelques coups. Je sortis mon CV de mon sac à dos en attendant qu’on vienne m’ouvrir. Si on venait. Parce que je risquais fort de me faire jeter, vu que le bar était fermé…

Tout en patientant, je jetai un œil à mon CV. J’avais de l’expérience en tant que serveuse, ça faisait deux ans que je pratiquais ce boulot. Mais j’étais jamais restée plus de trois mois dans le même établissement. J’avais la bougeotte. En fait, dès que je commençais à me prendre la tête avec les collègues ou à cause du boulot qu’on me donnait), je cherchais ailleurs et je partais dès que j’avais trouvé. J’estimais que la vie, ma vie, était bien trop courte pour perdre du temps à faire quelque chose qui ne nous plaisait pas. Je me doutais bien que cette instabilité ne jouerait pas en ma faveur mais qu’est-ce que j’y pouvais ? Mon CV contenait aussi d’autres informations qui ne manqueraient certainement pas de sauter aux yeux de celui qui l’aurait entre les mains : master de microbiologie, expérience en tant que chanteuse dans un groupe. Mais j’aimais bien étonner les gens. Et quand on cherche un boulot, éveiller l’intérêt des gens est quelque chose de primordial, ça évite de finir directement aux oubliettes.

Finalement nous garderions Lady pour nous ce qui n'était pas plus mal quand on voyait ce qu'on buvait en général sans elle. Déjà que je n'aimais pas le café... Je riais devant les facéties d'Alex, s'il pouvait se voir quand il mimait une danse des sourcils... Je repris mon sérieux quand il me tendit mon mug, je pouvais sentir le tournant qu'allait prendre notre conversation rien qu'en regardant son visage. De plus je m'attendais à ce qu'on aborde une discussion sur l'avenir du bar depuis quelques temps. Nous étions bons mais pas assez pour tenir la place d'une équipe de 5/6 personnes en étant que trois et puis même si Alex étant reconnu unanimement comme le mollusque atrophié du bar il donnait de plus en plus l'impression de perdre le peu d'énergie qui lui restait. Arriverait-il encore à réagir si une bande de singes venait enflammer le bar à coup d'essence ? J'exagérais bien sûr. Quoique...

Je l'écoutais en silence tout en m'attelant à détacher une des pièces internes de la machine à café et opinais. J'avais conscience de nos difficultés et de la solution qui s'imposait, il était cependant ennuyeux que le gérant ne soit jamais là quand on avait besoin de lui. Il nous faudrait nous occuper des entretiens nous-même -ce qui était peut-être pour le mieux- et ensuite lui faire comprendre le bien fondé de notre démarche et surtout, surtout que ça lui rapporterait. Mais pourquoi m'inquiétais-je ? Alex et moi avions démontré notre professionnalisme à plus d'une reprise et nous saurions faire passer nos choix sans difficulté. Et bien sûr Alex devança ma proposition, il me connaissait assez pour savoir que je ne rechignais pas à venir faire des heures supplémentaires quand cela m'était possible.

- "Pour les serveurs on devrait trouver facilement des gens prêts à bosser, reste à voir la qualité... Personne n'est venu proposer ses services au bar récemment ? La dernière que j'ai reçu date déjà du mois dernier et... "

Et cette personne n'aurait pas fait l'affaire, il ne suffisait pas de trouver une personne qui avait déjà travaillé en tant que serveur. Il y avait la mentalité aussi, la volonté, l'intégration dans l'équipe actuelle... Ca n'aurait jamais passé même avec la meilleure volonté du monde.

- "Il va falloir qu'on s'en occupe nous-même hein ? Il faudrait qu'on recrute les deux serveurs en priorité, qu'on puisse assurer le service, au pire on pourra toujours aider le chef entre-deux comme nous l'avons déjà fait plus d'une fois. "

J'aurais bien ajouté que nous allions devoir déterminer sur quoi nous choisirions de baser nos recherches. Allions-nous préférer des gens d'expérience ou des petits nouveaux plein de bonne volonté qui en voulait ? Je penchais pour la deuxième préférence même si avoir un mélange des deux serait plus intéressant. Cependant servir ça nous pourrions leur apprendre. Les nouveaux ne seraient peut-être pas au top immédiatement mais au moins nous serions sûr qu'ils apprendraient à faire les choses à notre manière. Son bikini me prit de court avant que je n'ai pu traduire mes pensées en paroles.

-  "Tu... "

J'en laissais tomber la pièce que je nettoyais sur la table, elle y atterrit en un claquement assourdissant et je dus me reprendre pour l'empêcher de tomber par terre. Chose que ne se gêna pas de faire à nouveau le tournevis que je bousculais dans ma précipitation. Je plantais mes yeux dans ceux d'Alex, l'air vaguement ennuyé.

- "Et pourquoi tu ne le ferais pas toi ?"

S'il savait... J'en avais fait des choses après le départ de Lizbeth... J'avais touché le fond, produit  nombres de conneries, bossé dans des endroit peu fréquentables, m'étais saoulé pendant des jours, avait goûté aux joints et avais enfin fait porter les fruits de mes cours de danse en en faisant une danse effeuillée... Et le jour où j'avais fait le compte de tout ça... Non, je ne m'appesantirais pas là-dessus. Je me frottais distraitement les poignets en me demandant s'il était sérieux et si oui, étais-je prêt à faire étalage de mon corps pour le bien du bar ? Mon sourire se fit goguenard, un brin provocant.

- "Une Lady's Night hein, Alex... Si tu comptes me faire me balader en petite tenue dans le bar tu as intérêt à y participer toi-même. Toi et moi dans la salle, les filles au bar. "

Ce qui nous obligerait à engager au moins une fille dans le lot de serveurs à venir, voilà qui équilibrerait un peu notre équipe, Lexy devait se sentir bien seule par moment. Je reportais mon regard sur la machine et hochais la tête. J'allais être obligé de changer quelques-unes des pièces. Enfin obligé... Je pourrais très bien la réparer en ne changeant qu'une toute petite chose mais... Je voulais la rendre un peu plus silencieuse et rapide. Ca ne serait pas un miracle, juste une légère amélioration pour notre contentement.

- "Je vais chercher les pièces de rechange, je te laisse y réfléchir. "

Ma voix ne manquait pas de malice à ce moment-là. Je me levais et  je retournais dans la cuisine où un petit placard bas dans le fond contenait le trésor que je cherchais, je pris ce qu'il me fallait et fis  demi-tour quand je me rappelais la fuite du tournevis rebelle. Je déposais les pièces sur la table et partis à la recherche du tournevis quand j'entendis frapper à la porte. Le bar était pourtant clairement fermé et il n'y avait aucune réception de prévue. Je haussais un sourcil à l'égard d'Alex avant d'aller ouvrir, après tout on ne savait jamais... J'ouvris la porte et découvris une jeune femme, feuille à la main. Etant moi je lui souris, accueillant. Boulot ou pas, je me tenais à l'entrée du bar et sa réputation dépendait aussi de nous autres, en service ou non.

- "Bonjour mademoiselle, que puis-je pour vous ?"

Pas la peine de lui rappeler que le bar était fermé, le panneau était suffisamment voyant comme ça.

J'acquiesçai dans un soupir. Oui, nous allions devoir gérer tout ça par nous-mêmes. Mais ce n'était pas comme si nous n'en étions pas capable, pas vrai ? J'ai tendu le bras pour attraper un morceau de brioche derrière le bar. Le genre qu'on économise pendant des jours parce qu'elle est suffisamment rare. J'en arrachai un morceau avant de le porter à mes lèvres. Je pouffai de rire à la mention de Matt et moi à servir la salle pour satisfaire ces gentes dames et de Lexy derrière le comptoir.

– Oh allez, tu sais que Lexy va adorer l'idée.

N'importe quoi qui n'implique pas une dégradation féminine lui plairait. Elle aimait bien s'amuser, relever des défis et parfois faire des trucs qui sortent de l'ordinaire mais les revues ? Non, ce n'était pas son truc. Elle ne supportait pas de voir une femme dégrader son image et sa dignité simplement pour le plaisir des hommes. En revanche, l'inverse - plutôt rare - la ferait sûrement beaucoup rire et l'idée devrait certainement l'emballer. Du moment qu'elle a l'occasion de se moquer de nous...

– Ca va, Don Juan, je vais le faire avec toi.

Je n'osai pas lui dire pour l'instant que cette idée me plaisait beaucoup. Je vous l'ai déjà dit : j'aimais m'amuser. Matt était un beau gosse et moi j'avais... Beaucoup de charme. Je souris à mon jeune collègue qui s'en allait à l'arrière, malicieux au possible et bien déterminé à faire de cette soirée un moment inoubliable autant pour ces femmes que pour nous ! Et puis, quand la porte sonna, je m'exclamai après un juron :

– Y a des horaires pour ça, si c'est le banquier, dis-lui de prendre rendez-vous, et pas quand j'ai le nez dans mon café.

Je plongeai un morceau de brioche dans mon café - histoire de faire passer le goût chimique - avant de me mettre à chanter d'une voix aigüe alors que Matt ouvrait la porte.

– This is the Rythm of the night... – Je pinçai les lèvres en dodelinant de la tête en rythme et remuant le popotin sur mon siège pendant que Matt cherchait à savoir qui venait nous rendre visite – Oh nIIiiiiiiiight... Oh yeah !

En entendant une voix féminine, je me retournai pour voir par dessus mon épaule en taisant ma petite chanson. Je fronçai les sourcils. En général, si ce n'était pour boire ou manger, les gens venaient nous rendre visite pendant nos horaires d'ouverture. Nous ne fermions jamais. Du lundi au dimanche, de 11h à 1h. Parfois 2h lorsque la fête battait son plein, ce qui arrivait finalement... Assez régulièrement. Je pris ma brioche entre mes dents et me laissai tomber du siège pour les rejoindre à l'entrée. Je portais encore ma dégaine du type pas réveillé et donc peu présentable et encore moins à l'air aimable mais je vous assure qu'on m'aimait beaucoup une fois la journée véritablement commencée. Cela dit, qui pouvait me prendre au sérieux après m'avoir entendu chanter ? A côté de Matt qui tenait la porte, je pris la feuille volante de la jeune femme en lui jetant un regard intrigué. je récupérai ma brioche en mordant un morceau et je commençai à lire.

Etait-ce possible ? Alors que Matt et moi parlions de recrutement et du fait que nous ne pouvions plus assurer la vie du bar simplement avec nous deux, cette fille venait frapper pour nous proposer ses services. Je jetai un regard à Matt et je me grattai la joue irritée en relisant une nouvelle fois le CV. Serveuse, chanteuse, mais j'étais curieux de savoir pourquoi autant de petits boulots. Je voulais pas qu'on puisse penser que notre bar n'était qu'un petit job d'été. Je fis une moue et acquiesçai.

– Vous voulez entrer boire un café ? Ou un thé, ce que vous voulez.

Si vous voulions nous occuper du recrutement... Nous allions devoir le faire en dehors de nos horaires de travail, nous n'avions pas le choix.

La porte du bar s’ouvrit sur un type plutôt engageant. Comprenez par là que, même si je venais le déranger au milieu de je ne sais pas trop quoi, un petit dej’ apparemment vu ce que faisait son collègue, alors que le bar était fermé, il avait le sourire. Ce qui était plutôt bon signe.

Je lui adressai mon plus beau sourire (quand on cherche un boulot, mieux vaut ne pas tirer la tronche) et me lançai.

- Bonjour, euh, je suis désolée de vous déranger, je sais que c'est fermé. Mais je ne vous dérangerai pas longtemps. Je cherche du boulot et je me demandais si je pouvais vous laisser mon CV, au cas où…

Chercher du boulot n’était pas franchement l’activité que je préférais. Ca me mettait mal à l’aise, pour tout dire. Pas que j’étais timide, non aucun rapport avec ça. J’étais plutôt le contraire en fait. Mais j’avais l’impression de demander aux éventuels employeurs de me faire une faveur en me prenant. Et je détestais avoir l’impression que mon devenir était entre les mains de quelqu’un d’autre. Du coup, même si mon sourire était franc, je cherchais mes mots. J’avais beau avoir l’habitude de faire ce genre de démarche, je réagissais toujours de la même façon.

Tandis que je m’expliquais, son collègue s’approcha, un morceau de brioche dans la bouche. L’air pas franchement sympa pour le coup. Remarquez, il avait droit de m’en vouloir, je l’interrompais en plein milieu de sa dégustation de brioche manifestement. Et avant que je n’ai eu le temps de rajouter quoique ce soit, mon CV me glissa entre les doigts pour atterrir entre les siens. Il n’avait pas décroché un mot, pas un seul. Je le regardai, un peu interloquée, avant de laisser échapper :

- Ah bah… ça, c’est fait !

J’eus envie de rire, me retins de justesse, ne pouvant cependant empêcher un sourire amusé. Je m’apprêtai à dire un truc du genre « bon ben, je ne vous dérange pas lus longtemps » lorsque le type à la brioche (à défaut de connaitre son nom, appelons le ainsi pour l’instant) me fit une proposition à laquelle je ne m’attendais vraiment pas. Je jetai un coup d’œil au type souriant (l’autre quoi), comme si j’attendais son accord et finis par hocher la tête.

- Euh bah pourquoi pas, ouais. Un café, ça me va.

C'étaient les premiers à faire plus que simplement prendre mon CV et refermer la porte. C'était bon signe, non ?

Un dicton ne disait-il pas que quand on parlait du loup on en voyait la queue ? Le loup en question aujourd'hui s'avérait être cette jeune femme qui arrivait à point nommé à la recherche d'un boulot. J'écoutais son explication calmement sans relever ses hésitations. Peut-être était-elle d'un naturel timide, si c'était le cas il nous faudrait découvrir à quel point, il pouvait parfois être dur de travailler dans un bar bondé quand on était trop timide pour remettre fermement certains gaillards à leur place. Enfin pour l'heure il était trop tôt pour se fixer, qui sait, c'était peut-être juste une question de trac.

Et voilà qu'Alex était arrivé en mode ours des cavernes. Je jetai un oeil à la feuille qu'il avait chipé et je constatais qu'elle n'était pas à son premier emploi de serveuse, je n'eus pas le temps d'en finir la lecture -ce qui de toute façon n'aurait pas été possible de la où j'étais- qu'Alex l'invitait à l'intérieur. L'heure de notre premier entretien d'embauche était venu. Je me déplaçais sur le côté pour laisser entrer la jeune femme -Angela d'après son C.V.- et tandis qu'elle pénétrait je refermais la porte derrière elle puis j'en profitais pour nous présenter. Il ne faudrait pas la faire fuir avant même l'entretien non ?

- "Moi c'est Matt et lui c'est Alex, ne vous fiez pas à sa bonne humeur matinale c'est un vrai nounours fêtard la plupart du temps"

Je ne lui précisais pas qu'il ne fallait pas pour autant lui courir sur le haricot ou le prendre pour un idiot. Ca aurait cassé avec le ton que j'avais employé, propre à la boutade ou à la détente. Je tournais le dos à la demoiselle le temps de m'accroupir pour ramasser le tournevis. Celui-ci me donnait la nette impression de me narguer avec toutes ses aventures mais au moins l'avais-je retrouvé. Une fois arrivée près de Lady j'empruntais le C.V. qu'Alex tenait dans sa main sans un mot et le parcourus rapidement. Je claquais mentalement ma langue sur mon palais, elle n'était pas restée plus de trois mois dans un bar et le tout sur... deux ans. Etait-ce dû à sa vie, à un caractère inadapté pour le boulot de serveuse ou le travail d'équipe ? Avait-elle besoin de changement dans sa vie ? Plus intéressant en quelque sorte, son expérience en tant que chanteuse dans un groupe, si nous décidions de l'embaucher et qu'elle était d'accord, elle pourrait participer à a vie du bar de cette façon-là aussi. J'ébauchais un sourire quand je lus la case diplôme. A l'évidence je n'étais pas le seul à bosser dans un bar tout en étant passé par la case études supérieures. L'un dans l'autre nous avions certains points communs, j'espérais juste qu'elle avait une plus belle voix que moi. Si j'avais appris à  jouer de la guitare et à chanter plus jeune je n'avais pas une voix à faire carrière. Comment m'avait-on dit ça à l'époque ? Ah oui, j'avais une jolie voix,  agréable à écouter mais si je voulais me lancer là-dedans je ne pourrais pas aller plus loin que les scènes de bar ou les concerts amateurs des petites villes. Qu'importe, cela n'avait jamais été ma vocation.

Je rendis la feuille à Alex qui allait se taper la majeure partie du boulot, non pas que j'étais trop flemmard pour conduire l'entretien mais j'avais Lady à remettre en forme avant l'ouverture du bar. Je m'assis donc et repris ma place à ses côtés, reprenant pièces et outils en main. Avant de me remettre en travail je relevais la tête vers Angela et lui adressais un petit sourire d'excuse.

- "Vous m'excuserez si je ne suis pas tout à vous mais il faut que je finisse de réparer la machine à café avant l'ouverture du bar"

Je haussais un sourcil à l'égard d'Alex comme pour lui demander si cela lui convenait mais de toute façon nous n'avions pas vraiment le choix si nous voulions pouvoir satisfaire nos premiers clients de la journée. J'entrepris de nettoyer les pièces dont j'allais avoir besoin ainsi que les anciennes en laissant le soin à Alex de mener la danse. Je n'avais pas réussi à définir la qualité du café que mon collègue nous avait servi précédemment. Coton ? Synthétique ? Celui de la jeune femme serait peut-être de soie, allez savoir.

Je me reculai pour la laisser entrer en jetant un dernier regard à son CV. Mais à la remarque de Matt, je relevai les yeux sur lui en fronçant les sourcils avant d'ouvrir une main en l'air.

– Quoi ? Hey, sois gentil, tu veux bien ? Je suis de très bonne humeur, je ne suis juste pas présentable. - Je me tournai vers Angela - Vous me donnez une minute ? Installez-vous, je reviens.

Je donnai le CV à Matt et souris à Angela en lui montrant le siège à côté de mon café qui fumait encore. J'avais hâte que Matt finisse de réparer la machine que nous puissions avoir un vrai café, autre que ce machin. Je m'enfuis à l'arrière pour gravir les marches au pas de course. Un pantalon et un t-shirt propre, il fallait au moins ça. J'étais quelqu'un de simple, mais j'avais mes limites, tout de même. Je redescendis à peine trois minutes plus tard et je revins dans le bar, en passant un tshirt avant de passer une main dans mes cheveux pour tenter de les ordonner un peu - monumentale erreur - pour finalement les rattacher en une espèce de chignon mal peigné mais qui avait le mérite de me dégager le visage.

– Okayyyy ! - Je me raclai la gorge en repassant derrière le bar et lui préparer son café. - Je suis désolé mais avec la machine en panne, nous en sommes réduits à un système D pas forcément très glorieux... La poudre synthétique. C'est un CV intéressant que vous avez là !

Je lui tendis son mug non loin du mien et fis le tour du comptoir pour la rejoindre avant de me hisser sur mon siège. M'en occuper ne me dérangeait absolument pas. J'aimais bien ! Cependant, je ne savais jamais vraiment trop quoi dire. A moins que la personne n'ait vraiment aucune expérience, je lui demandais ses motivations mais même sans ça, en général, nous embauchions. Ce n'était pas non plus très sorcier, après tout. Je fronçai les sourcils et me frottant le menton d'un index. J'avais repris le CV laissé par Matt et l'étudiai à nouveau, comme pour m'inspirer.

– Mais je vois que vous bougez pas mal. Je ne vais pas vous cacher que ça m'intrigue car oui, nous recherchons du personnel en salle mais, du personnel qui a la volonté de s'investir, de s'impliquer... Quand Matt et moi on est arrivés ici, au départ, c'était juste pour un petit boulot, on avait besoin d'argent pis envie de s'amuser, je crois mais finalement, on est plutôt bien ici ! On prévoit des soirées à thèmes, on fait pas mal d'événements, on invite des groupes, aussi, j'ai vu que vous étiez chanteuse ? Je ne voudrais pas que vous vous mépreniez sur l'aspect "bar" en fait. Je voudrais savoir un petit peu ce qui s'est passé avant que vous n'arriviez ici, en fait parce que nous cherchons des personnes... Sur le long terme. - Je levai une main vers elle en me redressant d'un coup et jetant un rapide regard à Matt - Attention, ce n'est pas un reproche, je suis juste... curieux.

Je hochai la tête avec un sourire. Matt et Alex donc.

- Nan mais y’a pas de soucis. Je sais que je suis plutôt matinale, mais je passais devant. Et comme j’ai entendu parler de cet endroit, je me suis dit « hey, et si je tentais ma chance ».

La réponse du type à la brioche, pardon Alex, me fit sourire.

- Oui bien sûr !

C’est vrai que question présentation, on pouvait faire vraiment mieux. Il devait habiter dans le même immeuble. Je n’imaginais pas quelqu’un se balader en pyjama dans la rue, le temps d’aller prendre son petit dej’ dans un bar, et retourner chez lui se préparer pour sa journée. Alors que cette image se formait dans ma tête, je ne pus m’empêcher de pouffer de rire.

Je commençais à reprendre mon assurance. Passé le moment de la demande pure et simple, je me sentais beaucoup plus à l’aise. Les entretiens, aussi bizarrement que ça puisse paraitre, ne m’impressionnaient pas plus que ça. Je prenais ça comme des discussions, et je me savais convaincante. Et puis, le simple fait d’avoir un entretien était déjà une bonne chose, ça voulait dire qu’ils avaient besoin de quelqu’un. Du coup, je me sentais moins « miséreuse » qui réclame une faveur. Faut pas chercher, c’est psychologique.

Tandis qu’Alex nous laissait, mon CV passa dans la main de Matt et je le regardai, essayant de déchiffrer l’expression de son visage. A moment donné, je le vis sourire, un peu. Un détail avait dû attirer son attention. Restait à savoir lequel. Je m’attendais à ce qu’il me pose des questions et puis… rien. Il rendit la feuille à Alex qui venait de redescendre, beaucoup plus présentable cette fois, et s’installa à une table avant de s’excuser. Je lui adressai un sourire et balayai l’air d’un geste de la main.

- Pas de problèmes !

Et je reportai mon attention sur Alex tandis que je me hissais sur le tabouret qu’il m’avait indiqué un peu plus tôt.

- Arf, il ne peut pas être pire que celui de mon frère, croyez-moi ! Merci !

Et puis vint la partie entretien, pure et dure. Et la question que tout le monde me posait : pourquoi une telle instabilité ?

- En fait, certains de ces contrats étaient juste des remplacements. Donc quand la personne est revenue, on ne m’a pas gardée. Il y a aussi des établissements qui ont mis la clef sous la porte. Et pour les autres… autant être honnête avec vous, il ya certaines équipes avec lesquelles ça ne passait pas. Je déteste qu’on me prenne pour une imbécile. Je veux bien faire des efforts, et je suis quelqu’un de plutôt sociable en règle générale, mais quand on me cherche, au bout d’un moment, on me trouve. Et je n’aime pas travailler dans une mauvaise ambiance.

Je haussai les épaules avant de continuer.

- Il ya tellement d’endroits où on peut travailler dans une super ambiance, alors pourquoi se forcer à rester dans un endroit où ça n’est pas le cas ?

Je lui lançai un regard interrogateur, histoire d’avoir son avis, à lui.

- Et oui, je suis chanteuse, un peu. On a monté un groupe avec des amis et on fait des concerts dans des bars régulièrement. Ou on anime des bals, des mariages. On a un répertoire assez varié, on s’adapte au genre de la soirée.

Si je restais concentré sur ce que je faisais, cela ne m'empêchait pas de suivre l'entretien tout en m'occupant de la machine avec soin mais aussi avec la force de l'habitude, ce que je lui faisais actuellement était tellement basique. J'aperçus le bref regard d'Alex et opinai, moi aussi j'avais envie de savoir. Aux dires d'Angela je jugeai ses motifs, si elle nous disait la vérité,  compréhensibles. On ne pouvait quand même pas reprocher à quelqu'un d'avoir fait des remplacements ni même de ne pas être resté dans un bar si ça se passait vraiment mal, surtout si elle avait fait des efforts comme elle le disait. Moi-même j'avais eu de la chance en arrivant ici. Le boulot, le bar, l'équipe, quasiment tout me plaisait et il était vrai qu'il n'y avait rien de mieux pour se motiver. De plus, notre patron était réglo.

Je me rappelais la teneur de son C.V. en terme d'expériences et je me souvins d'un détail qui m'avait sauté aux yeux. Parmi tous ses brefs emplois il y en avait eu un qui remportait la Palme, le dernier. Si je me souvenais bien il avait duré à peine dix jours. Cela lui avait-il suffit pour juger de l'ambiance ? Ca me paraissait quand même un petit peu court pour se faire une opinion.

- "Travailler dans une mauvaise ambiance n'est assurément pas motivant. Est-ce ce qui s'est passé lors de votre dernier job ? Il a été très court. "

J'avais fini de nettoyer et de remplacer les pièces et il me fallait maintenant m'occuper de la partie électronique vu qu'une des composantes était visiblement grillée. Je fronçais le nez en regardant la plaquette sur ses deux côtés. Ma parole, cette cafetière n'avait-elle jamais été entretenue ? Vu l'état de la chose je commençais fortement à en douter. Je ne voulais même pas savoir depuis quand Lady bossait dans notre bar, peut-être bien avant même ma naissance au point où elle en était. Je laissais le soin à mon collègue de donner son avis à la jeune femme qui semblait attendre un retour de sa part et allai chercher de quoi désoxyder les circuits et changer la résistance. Finalement j'ouvris une des fenêtres et me plaçai devant avec tout mon barda. Entre l'odeur du produit et celle de la soudure, c'était un minimum pour que le bar n'empeste pas.

Que disait notre invitée ? Elle passait régulièrement de bar en bar, avait un groupe qui marchait suffisamment bien pour qu'ils se produisent dans des bals et des mariages et elle n'était qu'un peu chanteuse ? Je lui lançai un sourire amusé qui s'étendit jusqu'à mes yeux.

- "Un peu ? Un peu c'est moi avec ma voix uniquement adaptée à la country. " - Mon sourire s'agrandit. - "Vous, vous devez quand même faire mieux que ça pour réussir à vous produire lors de bals ou de mariages."

Je n'insistais pas plus là-dessus. A coup sûr Alex approfondirait le sujet pour savoir si elle accepterait de faire profiter le bar de ses talents si on venait à l'engager. Après tout si nous autres hommes devions finir en petite tenue un soir par semaine -d'ailleurs il faudrait que je vérifie tout à l'heure si Alex était sérieux-, chanter ne serait guère plus qu'un exercices de style pour quelqu'un habitué à le faire en public.

Alex m’avait quand même un peu inquiétée par rapport au café. Je savais bien qu’il ne pourrait pas être pire que celui de David, mais… Celui de David, il était… pour faire simple, disons qu’il donnait parfois envie de piquer un sprint en direction des toilettes. Heureusement qu’il n’en faisait pas souvent. Mais vous savez le pire ? Ca ne semblait pas le déranger plus que ça. Bref, je repérai rapidement la porte « W.C. », au cas où, avant de boire une première gorgée de mon café. Un léger sourire de soulagement se dessina sur mon visage tandis que je l’avalais. Pas pire que celui de David, non. En fait…

- Votre café est pas si… mauvais que ça, finalement.

Alors que Matt faisait entendre sa voix, je me tournai vers lui et m’appuyai au comptoir comme si c’était un dossier. De cette façon, je les avais tous les deux dans mon champs de vision, plus pratique pour une conversation.

- En fait…

Je pris un air un peu gêné. Il n’y avait pourtant pas de raisons, vu que je n’y étais pour rien dans toute cette histoire.

- C’est une drôle d’histoire. Mes collègues m’ont appelée hier pour me dire que le bar était fermé pour une durée indéterminée. A ce que j’ai compris, le patron s’est fait agresser et est à l’hôpital. Il est dans un sale état à ce qu’il parait.

Si vous voulez mon avis, il n’avait eut que ce qu’il avait mérité.

- Et du coup moi… ben je me retrouve là.

Ce qui m’arrangeait un peu en fait. Je ne pouvais pas tomber plus mal que là bas. Enfin, c’est ce que j’espérais en tous cas. Mon regard passa de l’un à l’autre comme si j’essayai de deviner ce qu’ils cachaient, l’un derrière son sourire, l’autre derrière son… euh… l’allure d’ours mal léché qu’il m’avait présenté tout à l’heure (mais qui avait disparue depuis qu’il était redescendu). C’est difficile de juger une personne quand on ne la connait pas, mais j’avais une bonne intuition. Ces deux là avaient plutôt l’air sympa, à voir comme ça. La suite me dirait si j’avais tort ou raison… enfin, s’il y avait une suite.

A la remarque de Matt, j’esquissai un sourire et penchait la tête sur le côté.

- Ben… disons que je chante juste et que j’ai une voix assez agréable à entendre, il parait. Mais je ne suis pas exceptionnelle. Je ne suis pas grand-chose, en fait, sans le reste du groupe. Ce qui fait qu’on arrive à obtenir des contrats intéressants, c’est justement parce qu’on forme un tout.

Ce petit discours, ce n’était pas tant de la modestie qu’un fort esprit de groupe. Les autres membres du groupe étaient mes meilleurs amis, des garçons que je connaissais depuis toujours. On était tous très proches et cette cohésion se voyait sur scène, s’entendait dans notre musique.

Je tournai la tête vers Alex.

- Vous disiez tout à l’heure que vous organisiez des événements ici. Quelle sorte d’événements ?

Je haussai un sourcil à l'évocation du gérant tabassé. Je regardai Matt, un peu surpris en imaginant ce qui pourrait se passer si cela arrivait au nôtre. Le bar ne pourrait pas fermer, même dans ces conditions. J'ignorais les détails de cette histoire mais il ne devait pas avoir ce que nous avions pour continuer de tourner en son absence. Je me grattai la joue brièvement avant de hausser les épaules.

– Ca n'arrivera pas ici. Notre gérant possède un autre bar en Ville Haute, ça arrive qu'on le voit pas pendant deux semaines, voire trois donc ici, on tourne, quoi qu'il arrive. Et je ne vois pas non plus qui pourrait lui en vouloir au point de le tabasser à mort. Il est un peu benêt, je reconnais mais... C'est pas un type méchant.

De temps en temps, je jetais un oeil à Matt comme si j'étais curieux de savoir ce qu'il pensait de tout ça. Pas grand chose, après tout, ce n'était pas à ce point extraordinaire en Ville Basse. Pendant qu'elle répondait à Matt, je portai mon mug à mes lèvres, détaillant à nouveau le CV comme si je pouvais y trouver quelque chose qui sortait de l'ordinaire. Je me perdis un instant dans mes pensées. D'une certaine façon, le sort de ce type resta coincé dans mon esprit. C'aurait pu être moi. J'aurais parfaitement pu être celui qui l'avait envoyé à l'hôpital. Fut un temps, j'étais très demandé pour ce genre de cas mais j'avais demandé à ce qu'on ne me rappelle plus. Je n'étais pas un bourreau, ou alors pas pour les petites frappes de la Ville Basse. Je ne parlais jamais de ce qu'il m'arrivait de faire sur mon temps libre. Mais j'avais une mission et j'entendais bien la remplir. Je n'avais pas décidé de mener cette... pseudo vie double pour la gloire. C'était un choix, que j'avais fait. A la question d'Angie - me rendant compte que je n'avais écouté que la moitié - je relevai la tête vers elle avant de sourire. Je haussai une épaule dans une moue.

– Ca dépend des périodes en vérité. Ce sont des soirées à thème en fonction de ce que les gens nous demandent. Halloween, Noël, carnavals, fêtes nationales. On a aussi des enterrements de vie de jeune fille ou de garçon, des anniversaires. Bien sûr, c'est un bar ici, pas un jardin d'enfant ni un club house. Ce sont des soirées suffisamment matures sans être des orgies.

Je croisai le regard de Matt. Il était inutile de parler de notre nouvelle petite idée à une inconnue qui cherchait du travail. Nous pouvions lui faire la surprise ! Non ?

– Plusieurs soirs par semaine, nous accueillons des groupes, pour les faire découvrir ou parce qu'ils ont été invités pour un événement. Pour un anniversaire, par exemple, ils avaient réservé la scène et commandé leur propre chanteur. - Je fermai les yeux à ce souvenir douloureux et manquai de pleurer dans une grimace - Une des pires soirées de ma vie. Le mec avait voulu un groupe folklorique, jamais un anniversaire ne m'aura semblé aussi long et douloureux.

Je me pinçai l'arrête du nez en m'accoudant au bar, mon mug dans l'autre main et secouai la tête. Finalement, je repris dans une profonde inspiration.

– Mais ils nous arrive assez fréquemment de faire des appels à propositions et des groupes défilent ici pour une soirée spéciale. On fait une sorte de concours, on en choisit un et on fait une grosse fête autour d'eux. Si vous êtes intéressée, en plus d'être serveuse, vous auriez cette opportunité. C'est le gérant qui détermine les cachets, en revanche mais... Il lui arrive d'être plutôt généreux.

Je pinçai les lèvres en regardant Matt pour qu'il m'appuie.

– Des fois, j'ai l'impression d'être moins bien payé que tout le monde ici...

Oui mais moi, je vivais ici. Et j'avais la machine à laver du bar à ma disposition.

Un de plus. C'est tout ce que j'avais pensé pendant qu'Angela nous racontait l'histoire de son dernier patron. Bien sûr mon sourire s'était effacé pour laisser à un air neutre, seulement coupé par un haussement de sourcil désabusé. Néanmoins j'étais trop occupé à remonter Lady pour remarquer le regard surpris que me lançait mon collègue.

- "C'est une bien triste histoire mais comme le dit Alex, il y a très peu de chance pour que ça arrive ici. A vrai dire de manière générale le contact passe plutôt bien, je ne me souviens pas qu'il y ait eu des frictions significatives. Enfin, rien de plus que ce à quoi sont confrontés tous les bars."

Et cela valait aussi bien pour le patron que pour nous. Oh, nous n'étions pas dans un conte de fée non plus, il arrivait qu'Alex ou moi soyons obligé d'intervenir voir même de mettre des gens à la porte mais comme je le disais, rien qui ne sortait de l'ordinaire. Et pourtant la Ville Basse n'était pas la mieux réputée. Ou alors on savait y faire. C'était peut-être dû à la batte de baseball de Lexy... Vous avez idée de combien la demoiselle pouvait être effrayante batte à la main ?

Alors que je finissais de refermer la cafetière j'aperçus le regard d'Angela qui passait d'Alex à moi comme si elle essayait de nous jauger. La pauvre, avec toutes ses expériences elle devait se demander où elle mettait les pieds à chaque fois. Pas la peine de la questionner sur le caractère de son ex-patron pour deviner que celui-ci avait reçu une leçon plus ou moins mérité. C'est du moins ce que je pensais de la conclusion évasive de son récit. Et pendant que la jeune femme tentait de lire en nous, mon collègue me jetait des petits coups d'oeil fréquents. Essayait-il de savoir ce que je pensais lui aussi ? Bigre, je ne pensais pas être un tel mystère ! Je leur lançai à tous deux un sourire mi-taquin mi-charmeur.

- "Si vous continuez de me regarder comme ça tous les deux, je vais finir par me croire irrésistible."

J'attrapai la large et pesante Lady et la ramenai à sa place initiale. Heureusement que les jeunes femmes étaient moins lourdes qu'elle en général, je m'imaginais mal en porter une jusqu'au lit de cette façon. J'entendis l'explication d'Alex et tournai un regard amusé vers lui. Des soirées suffisamment matures sans être des orgies hein ? Je me demandais ce qu'elle penserait de la fameuse idée de mon collègue barman préféré. On la choquerait peut-être avec nos petits popotins moulés dans... il pensait nous faire porter quoi d'ailleurs ? Je préférai ne pas m'appesantir là-dessus et retournai à mes moutons, c'est-à-dire que je m'occupais à raccorder Lady à l'arrivée d'eau prévu à cet effet. Je ne voyais pas la tête d'Alex au souvenir de la fête d'anniversaire mais je l'imaginais bien et malgré moi un gloussement m'échappa. Je travaillais également ce soir-là et si j'avais des goûts assez éclectiques et une curiosité assez grande pour assister au spectacle comme à une grande expérience, c'était quand même ce pauvre Alex qui avait été pour moi la plus grande attraction de la soirée.

- "Ah mais c'est le prix du toit ça Alex. Et puis il faut bien que le patron nous paye plus généreusement pour qu'on accepte de travailler avec toi. "

Je lui lançai un grand sourire en disant cela, celui que depuis le temps et l'expérience il devait reconnaître comme le « Je plaisante Alex, tu sais comme j'aime bien t'asticoter parfois. Je t'adore tu sais ?». Enfin le sourire qui criait à tout le monde que ce que je venais de dire n'était absolument pas sérieux. J'allumais la machine pour la faire chauffer, il ne me restait plus qu'à faire couler quelques tasses d'eau bouillante et Lady serait prête à nous préparer son plus délicieux café. Tandis que les deux premières tasses d'eau chaude s'écoulaient je me tournais vers  Angela et confirmai les dires d'Alex en souriant

- "En général les groupes qui se produisent ici sont agréablement surpris du cachet que leur réserve le patron. Bien sûr certains sont plus surpris que d'autres. "

Je jetai un œil à Alex et continuai :

- "Et malgré la moue boudeuse d'Alex, nous autres Dieux et Déesses de ce divin bar n'avons pas à nous plaindre."

Je vidais dans l'évier les deux autres tasses que la machine avait fini de remplir et je ressenti une certaine satisfaction. Ce n'était peut-être pas très prononcé -de toute façon à moins de tout changer je ne pouvais pas faire beaucoup mieux- mais Lady avait travaillé plus rapidement et de façon moins bruyante. Une différence que les clients ne remarqueraient certainement pas mais que moi qui bossait avec elle tous les jours ne manquerait pas de noter. Je me demandais si Lexy et Alex allaient noter la petite différence tôt ou tard. On verrait ça avec les premiers cafés. Je préparai Lady et replaçai les tasses correctement près d'elle tout en tournant la tête vers Angela pour m'adresser à elle.

- "Ceci dit Alex est effectivement le moins bien payé."

J'appuyais ma déclaration d'un clin d'oeil complice puis, ayant fini de ranger, je me tournai complétement vers eux et m'adossai contre le comptoir où reposait Lady.

- "Un vrai café ça vous dit ?" - un feint air d'innocence- "Il nous faut essayer la machine avant l'arrivée des clients."

Ils n’avaient pas l’air si étonnés que ça à l’idée de mon ancien patron se faisant tabasser. Ca devait être monnaie courante dans la ville basse. C’est ce que j’avais cru comprendre, de toute façon, au gré de mes rencontres. On me disait que la ville basse était… plutôt dangereuse. Personnellement, ça ne m’empêchait pas de continuer à m’y « balader », toute seule et en pleine nuit. Encore une chose que ma « recherche » de danger me faisait faire. Mais il faut croire que j’avais une bonne étoile, ou un ange gardien, ou un truc dans ce genre, parce que je n’avais jamais eu le moindre problème. Je me passai une main dans les cheveux et esquissai un sourire las.

- Tant mieux parce que… ces derniers temps, j’aspire à un peu de tranquillité.

Je n’avais pas peur de la réaction que pouvaient parfois avoir les clients. Je savais les remettre à leur place, j’avais l’habitude. Mais c’était plutôt de la tranquillité dans mes relations avec les collègues que je cherchais. Parce que les derniers établissements que j’avais fait, c’était pas trop ça. Entre le patron, limite harceleur et les serveuses jalouses du dernier, et le patron feignant et les serveurs pète-sec de celui d’avant, j’avais mon compte de mauvaise ambiance pour les mois à venir.

La réaction de Matt me fit rire. Il avait de l’humour, c’était bon signe. Si j’étais amenée à travailler avec lui, je devrais bien m’amuser. Je reportai mon attention sur Alex tandis qu’il me parlait un peu de ce qu’ils faisaient dans leur bar, niveau soirée. C’était assez intéressant. Un bar qui bouge, c’est toujours sympa. Et travailler dans un bar qui bouge, ça devait être chouette. Et l’idée de venir jouer ici avec le groupe était super tentante aussi. Après tout, ce bar était plutôt populaire. C’était un moyen de faire entendre notre musique à du monde. Parce que bon, même si généralement, dans les mariages ou les bals populaires, on jouait uniquement des reprises, on commençait aussi à composer nous-mêmes et… bah il fallait bien qu’on fasse connaitre aussi notre propre musique si on espérait percer. Enfin, c’était surtout les garçons qui espéraient percer. Moi, je doutais de vivre assez longtemps pour ça. Je doutais aussi de pouvoir tenir le rythme si finalement on y arrivait plus tôt que je ne pensais…

- Ouais ça serait sympa de venir jouer ici mais, c’est pas moi qui gère les contrats du groupe. On a notre « manager ». Enfin, c’est notre batteur en fait, qui s’occupe de tout ça, des contrats des cachets, des négociations. On le laisse gérer tout seul. On lui fait confiance.

Beaucoup diraient que c’était un peu moyen comme attitude. Mais nous, comme vous le savez déjà, on se connait depuis qu’on est gamins. On savait parfaitement que Tom ne ferait rien qui nous mettrait dans… de sales draps. On n’avait aucune raison de se méfier de lui.

Leur échange à propos des salaires m’arracha un nouveau sourire tandis que les explications de Matt à propos du salaire plus bas d’Alex confirmaient ce que je pensais. Alex vivait manifestement juste au dessus.

- Le moins bien payé hein ? Il y a certainement une bonne raison à ça !

C’était plus fort que moi, il fallait toujours que je charrie les gens, en toute occasion. Dès que je commençais à discuter avec eux, je me sentais assez à l’aise pour les chercher. Ca me jouait des tours parfois parce que… ben, on ne sait jamais comment peut réagir la personne qu’on a en face de nous.

- Et vous êtes combien à bosser ici ? Au total ?

Parce que vu la grandeur et la réputation du bar, ils ne pouvaient pas être que deux.

Pendant qu’on discutait, Matt avait fini de réparer la machine à café. Il avait l’air assez content de son travail. Quand il nous proposa un autre café, un vrai cette fois, j’hésitai un peu. Deux cafés coup sur coup, c’était pas un peu trop ? Mais bon, j’avais mal dormi cette nuit. Alors qui sait, ça m’aiderait sûrement à tenir la journée (ou du moins les deux prochaines heures).

- C’est demandé si gentiment ! Et puisqu’il faut tester la machine, je veux bien être votre cobaye !

Matt avait décidé d'être de bonne humeur ! Pas que cela soit inhabituel, cela dit, mais il savait se montrer plus... droit lorsque nous avions de la compagnie. A croire qu'il se sentait à l'aise ! J'étais de bonne consistance, il était rare de me voir m'énerver. Pour ainsi dire, j'étais même relativement bon public, je m'amusais d'un rien, j'étais plutôt pitre et j'avais suffisamment de répartie pour laisser croire aux gens que j'étais totalement malléable. En d'autres termes, Matt ne m'offusquait en rien et je le lui rendais bien à mes heures perdues. Jouer le jeu faisait partie de l'ambiance et c'était finalement notre complicité qui faisait la notoriété de cet endroit et ce pour quoi les gens revenaient. Je désignai mon interlocuteur d'un index impérial, lui signifiant de faire gaffe au fond de son lit sous peine d'être sujet à fortes irritations.

– Si j'étais toi je me méfierais. Lady pourrait bien être la seule chose féminine que tu seras capable de tripoter quand je t'aurais déformé cette jolie excroissance qui te sert de pif au milieu de la figure.

J'ouvris une main dans le vent pendant que Matt nous servait un vrai café, vidant le jus de chaussette dans l'évier, de ma main libre. En me pendant par dessus le comptoir, je pris une voix plus forte.

– Comme je vis dans les locaux, tout le monde pense que j'ai moins besoin d'argent que les copains. Sauf que je suis le premier lever, le dernier couché, que je fais les courses, le ménage, la bouffe quand il n'y a personne, une vraie petite fée du logis ! Musclor ici présent ne se contente que d'arriver quand il a faim et de réparer un ou deux trucs avant de se moquer de ma pauvre petite personne et de rentrer chez lui où une délicieuse Haïtienne est sûrement en train de l'attendre, je parie.

Et pour répondre à la question d'Angela, je haussai les épaules dans une moue et jetai un oeil à Matt. Quoi, on ne donnait pas l'air de porter ce bar à nous seul ? Je trouvai ça décevant vu le temps qu'on y passait. Je descendis de mon siège et contournai le comptoir pour revenir face à Angela et laver les tasses pour les poser près de Matt. Je m'appuyai au comptoir des deux mains, un vieux tic, et repris.

– A nous deux, c'est la moitié de l'équipe. On embauche des apprentis en cuisine assez régulièrement mais les deux derniers serveurs sont partis et ça fait quelques semaines qu'on tourne à trois plus un en cuisine. C'est aussi pour ça qu'on peut se permettre de bien payer les groupes qui se présentent ici. Donc il y a le cuistot, Lexy, Matt et moi. Lui, il devrait pas tarder d'arriver mais Lexy ne travaille que le soir. Du coup...

Me rapprochant de Matt, je souris en penchant la tête. Cette petite Angela était un cadeau du ciel, comme si elle nous avait entendus parler de recrutement. Elle m'intéressait bien mais je n'étais pas le seul à décider. Cela dit, Matt savait qu'en général, si je disais oui... C'est qu'il disait oui, aussi. Nous étions assez complémentaires de ce côté là et nous entendions bien. Nous avions les mêmes valeurs (ou presque) et la même stratégie, la même logique. Qui plus est... Nous avions vraiment besoin de quelqu'un. Si en prime, elle était chanteuse, alors nous pourrions avoir notre propre groupe attitré.

– Juste une chose à savoir, avant tout. Ici, les conflits Positifs et compagnie, ça reste à la porte. On se fiche de savoir ce que vous êtes, on veut juste être au courant si y a un pouvoir dangereux au sein du personnel mais c'est tout. Comment vous l'avez eu, d'où vous venez, ici on travaille et sans faire de différence, ce n'est pas le but.

Et puis j'entendis quelqu'un dans la cuisine. Une voix de femme et des bruits de sacs.

– Bah dis donc, on se refuse plus rien ici, la porte grande ouverte. Booooones ?

Ca, c'était moi. La voix de Lexy était chantante et possédait un accent parfois difficile à cerner. On la croyait facilement anglaise mais il n'en était rien. Je fronçai les sourcils en l'entendant, cela dit. Elle n'était jamais là si tôt. Je tournai la tête pour la voir arriver à bout de souffle dans le bar, les cheveux sauvages et les bracelets dansant à ses poignets. Nous avions le même prénom alors pour plus de facilités, nous nous donnions un surnom. Quand elle nous vit, et Angela en suivant, elle attendit patiemment que quelqu'un lui explique pourquoi le bar était si bondé de si bon matin, un sourire aux lèvres et les sourcils hauts.

– On recrute.

– A défaut de nous présenter, je vois, oui ! Salut, je suis Lexy. - Elle s'approcha d'Angela sans se départir de son sourire et lui tendit la main - Bienvenue chez nous !

– Angela est serveuse et chanteuse dans un groupe tellement peu exceptionnel qu'ils ont un manager en qui ils ont pleinement confiance.

– Et bien doublement bienvenue, alors ! Un peu de fille par ici, ça fera pas de mal.

Je pinçai les lèvres et jetai un regard à Matt en me frottant le nez.

– Euh, à ce propos...

– Oui, je sais, je suis pas censée être là. - Avec plein de gestes, elle inspira profondément en nous regardant. - Je vous ai ramené des restes de la Mission. Au moins pour ce midi, ça devrait faire l'affaire. Et une bouteille de vin à mettre à la cave, aussi. C'est un cadeau, vous êtes gentils de pas l'ouvrir, je voudrais la garder pour un événement spécial. - Je voulus profiter d'un instant de pause pour lui parler de notre idée de soirée mais Lexy reprit - Je dois filer, je suis en retard chez mon tatoueur, mais je serai là une heure plus tôt ce soir. Ne faites pas exploser le bar en mon absence !

Elle se dressa entre nous et embrassa la joue droite de Matt puis ma gauche avant de nous pincer le menton dans une moue maternelle signifiant combien elle nous adorait. Elle se tourna une dernière fois vers Angela.

– Contente de te connaître ! Félicitations pour ton nouveau job, tu verras, c'est une tuerie, ici. Te laisse juste pas embobiner par ces deux-là, hein, ils ont une belle gueule mais ce sont de beaux parleurs avant tout. Ouh, du café !

Elle avala ma tasse cul sec avant de nous saluer à tue tête en retraversant la cuisine en sens inverse. Je gardai le silence un moment, la bouche en cul de poule. Si nous avions encore des doutes, Lexy venait de les dissiper ! Je me grattai la lèvre supérieur du pouce et finit par claquer des mains en regardant Angela. Je fis une moue désinvolte.

– Et donc, dernière chose... Tu as quelque chose contre les tenues moulantes en cuir ?

Haha, la miss riait de mes pitreries, c'était prometteur ! Et elle n'avait même pas l'air de simuler, ou alors elle était très bonne à ce jeu. Non, sérieusement ne me dites pas... J'avais quand même pas appelé Lady par son petit nom intime devant mes collègues du bar ? Pire devant notre possible nouvelle recrue ? Misère, ç'en était fini de ma réputation ! Quel type normal donnerait des petits noms à ses accessoires de travail ? Je laissai échapper un soupir dépité.

- "Je vois, c'est donc mon nez qui est irrésistible... "

Je portai la tasse de café que je venais de me servir à mes lèvres tout en regardant les grands gestes d'Alex. Qu'allait-il bien pouvoir encore nous sortir ? Hmm, un laïus sur son travail ou sur son salaire, je ne sais lequel des deux partis était en train de gagner. Une Haïtienne. L'évocation d'une femme m'attendant à la maison ramena directement mes pensées à Lizbeth. Ma belle, douce et énergique Lizbeth. Et comme à chaque fois,  son souvenir était comme un couteau lancé en plein cœur. Mes doigts se serrèrent sur la anse tandis que je m'efforçais de continuer à boire mon café. Je savais, sans avoir besoin de le voir, qu'un voile était passé sur mes yeux. Je me composais une attitude détendue en acquiesçant aux dires d'Alex.

- "Musclor ne sait même pas préparer un cocktail ou servir une pauvre tasse de café dans une salle dépourvue de monde."

J'avais dit cela sur un ton badin mais je sentais bien que mon timbre n'était pas celui que j'utilisais habituellement dans ces moments-là, je pouvais cependant me rassurer en constatant que c'était peu perceptible, surtout dans une discussion animée. Quand j'étais enfant il me fallait bien plus pour faire vaciller le masque, je considérais alors le monde comme une vaste scène de théâtre. Bien sûr je n'avais pas réellement choisi d'entrer dans ce rôle mais j'aimais mes parents et si ça pouvait les rassurer de me voir me comporter sans attirer l'attention outre mesure... Mais ça m'étais de plus en plus difficile. Souvent j'avais du mal à savoir où s'arrêtait le masque et où commençait le vrai Matthew, cette situation me pesait bien plus maintenant que durant mon enfance et je craignais le moment où je craquerais . Enfin, si ce n'était qu'une saute d'humeur je pourrais l'expliquer, ça arrive à tout le monde non ? Je regardais Alex se rapprocher de moi en souriant et je devinai sans problème la question sous-jacente. Il serait clairement dommage de ne pas laisser sa chance à Angela, l'avenir nous dirait si nous avions tort ou raison de toute façon. Je ne pensais pas qu'on prenait un grand risque en l'acceptant en dehors de celui de la voir partir rapidement. J'arrêtai de tourner mon café dans ma tasse et hochai positivement la tête avec sérieux. L'heure n'était plus aux plaisanteries. Enfin, elle ne l'était déjà pas avant.  Mais devant le miroir ce matin...

On en était arrivé au discours sur la neutralité. Point très important dans ce bar. On servait tout le monde sans se soucier de leurs allènes. Pareil pour l'équipe. C'était aussi ça que j'aimais ici, seul comptait la personne en tant que telle. En tout cas c'est ce que j'aimais penser. J'allais prononcer quelques mots pour soutenir le petit discours d'Alex et ainsi montrer l'importance de cet état de fait dans le bar quand Lexy arriva. Si tôt, voilà qui était surprenant !  Elle entra comme un courant d'air frais un jour d'été et repartit comme tel, nous laissant de quoi nous restaurer et la douceur de ses lèvres sur nos joues. Et, point important qui m'amena à poser un regard pétillant sur Angela, elle accueillit celle-ci avant même que nous puissions annoncer à la jeune femme qu'elle était prise. Heureusement que notre décision tendait en sa faveur, ne ?

- "Eh bien, bienvenue Angela."

Le claquement de mains d'Alex me surprit suffisamment pour me distraire et je tournai mon attention vers lui. My, my, my. Une tenue en cuir moulante, c'était donc ça qu'il avait en tête pour la soirée réservée aux femmes. Eh ben, fallait espérer qu'il ne fasse pas trop chaud ces nuits-là... Pauvre Angela qui à peine arrivée se prenait en pleine face la question qu'Alex n'avait pas eu le temps de poser à Lexy. Je retins un rire qui me secoua les épaules et je plaçai ma main devant ma bouche, me frottant le menton. C'était bien du Alex de lancer ça avec une telle désinvolture. Je m'éclaircis la gorge et avançai une explication à Angela, un sourire mutin aux lèvres.

- "Alex rêve de se dandiner dans le bar tout de cuir vêtu avec un plateau à la main, au beau milieu d'une clientèle exclusivement féminine."

C'est alors là et seulement là que je réalisais ce qu'avait dit Lexy. Je regardai mon collègue en prenant soudainement un air surpris.

- "On est des beaux parleurs, nous ?"

- Lady ?

Je leur lançai un regard amusé. Enfin, surtout à Matt.

- Vous lui avez donné un nom ?

J’indiquai la machine à café d’un geste de la main.

- A une machine à café ?

J’hésitais entre éclater de rire et garder mon sérieux. Je n’étais pas encore embauchée, je ne voulais pas gâcher mes chances en me moquant d’eux. Même si ce n’était pas méchant. Enfin, quand on me connait, on sait que ce n’est pas méchant.

Tandis qu’Alex parlait, j’e vis une ombre, légère, se glisser sur le visage de Matt. Mais elle disparut aussi vite qu’elle était arrivée. Je fronçais les sourcils, mais ne relevai pas. Il y avait une chose, en revanche, qui me posait question.

- Attendez, je crois que j’ai zappé un truc. Musclor, c’est lequel de vous deux ? Parce que chacun a appelé l’autre comme ça. Comment vous voulez que je m’y retrouve moi ?

Et puis l’entretien, si on pouvait appeler ça un entretien, fut interrompu par l’arrivée d’une jeune femme. Lexy donc. Tandis qu’Alex me présentait à elle, je levai un doigt, pour le corriger.

- Angie, je préfère Angie.

Cette fille était pleine de vie, pétillante. Quand elle me félicita pour le poste, je souris avant de secouer la tête. Hey, j’étais pas encore prise. Mais je n’eus pas le temps de lui dire, elle s’en alla aussi vite qu’elle était apparue.

- Hey, elle a l’air cool !

Et puis, je surpris les regards des garçons et la conclusion de Matt.

- C’est vrai, je suis prise ?

Et juste après, la question d’Alex, qui me fit hausser un sourcil. Je me décalai un peu du bar pour lui montrer ma tenue, l’air de dire « vous m’avez regardée avant de poser votre question ? ». Je portai un pantalon de moto en cuir. Bon, il n’était pas hyper moulant, mais moi, je le trouvais déjà bien assez serré comme ça. Et puis vint l’explication de Matt. Explication qui me fit rire.

- Hey ça doit être un spectacle intéressant à regarder !

Je haussai les épaules.

– Prise, oui. Tu as vu Lexy, Matt et moi sommes là. Tu as l'équipe au complet. On a besoin d'aide. Disons que tu te présentes comme un ange tombé du ciel. Et qu'on a besoin d'aide. Je l'ai déjà dit, non ?

Je me tournai vers Matt, les index pointés vers lui.

– Je vais peut-être retrouver une vie normale. Tu te rends compte ?

Je me rapprochai d'Angela et chippai son CV du comptoir d'un geste sec avant d'y jeter un oeil expert, le menton pincé entre mon index et mon pouce dans une position de réflexion. J'usai d'une grosse voix exagérée.

– "Est-ce qu'elle convient ? Bien sûr, monsieur Eddison. Ah, son CV ? Je ne sais pas où je l'ai mis mais je vais lui demander de m'en redonner un ! Une perle rare, monsieur, je vous assure !" - Je fis un clin d'oeil à Angela en faisant de son CV une grosse boule de papier mâché - Il est gentil mais un retord. Avec autant de petites expériences, il aurait sûrement dit non. Mais tous les serveurs qu'il nous a ramenés se sont révélés stupides, incompétents, capricieux, pas dans le ton ou tout simplement pervers. Alors cette fois, on va s'en charger, hein ?

Je jetai la boule de papier à Matt pour qu'il la jète à la poubelle et j'ai fait signe à Angela de nous suivre.

– On va te montrer un peu comment ça fonctionne ici. C'est pas très grand mais suffisamment pour avoir de la place et évoluer sans se marcher dessus. Ici, c'est mon bar. C'est aussi celui de Lexy, mais elle aide pas mal en salle. Matt, ici présent, c'est pareil. Mais lui, il m'aide surtout à la gestion et il fait pas mal de réparations sur les machines. Pour ma part, c'est bar, cuisine et gestion. On a un cuistot qui arrive vers 11h30 tous les jours. C'est le premier à partir le soir, on ne fait pas de repas comme le midi. Et avant de débaucher, il me fait une liste des courses. Je les fais, il cuisine. On met un peu tous la main à la pâte, il faut bien. Pas d'alcool aux moins de 21 ans, pas de mecs louches tout seul au bar en train de fixer des filles au fond de la salle. pas de pourboires exubérants, pas de main aux fesses de leur part, pas de clin d'oeil non plus de la nôtre, pas de tenue légère pour nous. C'est un bar, pas un club. Les clients font ce qu'ils veulent mais nous n'en sommes pas responsables sauf si quelque chose se passe entre nos murs. Les bagarres Positifs/Négatifs, c'est dehors. Si tu vois qu'on ne t'écoute pas, tu viens me chercher ou Matt mais ne prends pas de risques inconsidérés. Euh...

Je me frottai les mains en réfléchissant. C'était à peu près tout ce à quoi je pensais. je regardai Matt au cas où il ait autre chose à ajouter avant de passer aux lieux.

– Juste, pour le groupe, on verra ça dans un second temps, j'imagine. Mais si on pouvait en avoir un permanent tous les soirs, ça serait vraiment bien. La radio, ça file vite mal au crâne. Si tu as des questions, n'hésite pas.

J'affichais une moue boudeuse, cela avait été trop espérer que la jeune femme ne relève pas ce qu'avait dit Alex ou même qu'elle ne l'entende tout simplement pas. Mah, aucun d'eux n'avait-il jamais baptiser ses jouets et ses peluches au moins une fois dans sa vie ? Lady, c'était élégant pour une vieille machine à café.

- "Sachez Mademoiselle, qu'un bar ou un hôtel a toujours besoin d'une femme d'âge respectable en son sein, et Lady ici présente est ce qui s'en approche le plus, elle roule sa bosse depuis bien plus longtemps que nous."

Je relâchai ma bouderie et mon ton docte puis me désignai du pouce. A trop plaisanter Alex et moi, nous n'étions même plus compréhensible.

- "Le nom de Musclor en ce jour de grâce m'est dévolu, que ce soit de ma bouche ou de celle de Nounours" - Je fis mine de me gausser de moi-même en souriant - "Mais comme vous le voyez, j'arrive quand même à servir le café à courte distance."

Je laissai Alex lui répondre et profitai de ce laps de temps pour ranger le fer à souder et ce que j'avais laissé traîner puis je nettoyai la table sans oublier d'aller fermer la fenêtre, pour finalement me tourner vers mon collègue pendant que j'essuyais mes mains. Décidément ce coquin avait des talents cachés, on aurait presque pu le confondre avec notre patron ! J'interceptai la boule de papier et la jetai à la poubelle avec conviction.

- "Je ne te connaissais pas un tel talent d'imitateur Alex. On devrait peut-être te faire monter sur scène un soir."

Je les accompagnai tous deux pour la visite des lieux, nous n'allâmes pas bien loin pour commencer : le bar. Notre petit coin fétiche à Alex et moi, là où nous passions la plus grande partie de notre journée de travail. Enfin, quand les machines ne prenaient pas le parti de nous faire tourner en bourrique. Surtout moi. Alex fit vite le tour des recommandations, ça se voyait qu'il y tenait à ce bar et qu'il y passait du temps. Je ne voyais rien à ajouter à ses explications, ainsi quand il tourna la tête vers moi je commençais à opiner avant de me rétracter et de regarder Angela avec sérieux.

- "Je ne te connais pas assez pour savoir si tu es du genre rebelle ou frondeuse Angela, aussi je me permet d'insister sur ce que vient de dire Alex. Ne prends pas de risques inconsidérés avec les clients et n'hésites pas à nous appeler si besoin. On garde toujours un œil sur vous mais on ne peut pas tout voir."

Depuis qu'on avait commencé la partie visite et présentation du bar je m'étais fait plus sérieux, du coup je décidais d'adoucir un peu mes paroles avec un demi-sourire et une petite boutade.

- "Prend en compte que nous autres hommes, nous préférons grandement subir les soins d'une infirmière que de jouer les infirmiers."

La visite du bar finie, je passais dans la salle principale et y attendit mes deux acolytes.

J’adressai un sourire à Matt et inclinai la tête avec respect.

- Oh… je vois.

Je me tournai vers la cafetière, tendrement surnommée Lady, donc, et penchai la tête vers elle.

- Enchantée de vous connaitre Madame.

Une chose qu’il fallait savoir sur moi : je n’avais pas peur du ridicule. Jamais. Et je me prêtais toujours au jeu.

Je reportai mon attention sur Alex tandis qu’il répondait à ma question. J’étais prise ? Alors ça… c’était une sacrée bonne nouvelle ! Bon sang, je ne m’attendais pas à trouver du boulot aussi vite. Enfin pas quelques minutes seulement après avoir déposé mon CV. Mais bon, à entendre Alex, j’étais arrivée pile au bon moment. Un timing parfait ! J’adressai un sourire à Alex et fit mine de remonter mes manches.

- Vous avez besoin d’aide ? Et bien… il semblerait que je sois l’homme de la situation ! Enfin… façon de parler.

L’imitation d’Alex et leur façon, à tous les deux, de se passer mon CV et de le jeter à la poubelle, comme si de rien n’était, m’arracha un sourire. Ca, c’était sympa de leur part, si effectivement le patron ne m’aurait pas acceptée avec un CV comme le mien. Mais en même temps, ça me mettait la pression. S’ils me couvraient, j’avais pas intérêt à les décevoir.

Je les suivis sagement tandis qu’ils me faisaient faire le tour du propriétaire. Alex m’expliquait le fonctionnement du bar. Rien de bien sorcier. C’était les mêmes règles partout. Pas d’alcool aux mineurs, pas de bagarres… Avec, en plus, quelques petites précisions, sur des petites choses qui n’étaient pas tolérées ici. Et à vrai dire, ça m’arrangeait. Parce que vous ne pouvez pas savoir le nombre d’endroit où les serveuses se font ouvertement draguer (et pas de façon très subtiles) et où personne n’en avait rien à faire. C’était du genre « démerde-toi toute seule ». Alors bon, moi, j’étais assez… bah disons que je n’avais pas peur de dire ce que je pensais alors j’arrivais à m’en débarrasser toute seule, mais ce n’est jamais agréable, comme situation.

Je hochai donc la tête à la fin des explications d’Alex, j’étais d’accord avec tout ça. Mais je ne pus, cependant, pas m’empêcher de prendre un air gêné lorsque Matt insista sur le fait qu’il ne fallait pas prendre de risques. « Rebelle ou frondeuse ». Il ne pouvait guère mieux me décrire en vérité. J’étais du genre à ne pas me laisser faire, et surtout, à me débrouiller toute seule. Les autres filles avec qui j’avais travaillé me disaient toujours que mon attitude était dangereuse, qu’elle m’attirerait des problèmes un jour. Mais… j’étais comme ça. Je ne pus pas soutenir le regard sérieux que Matt avait posé sur moi et je baissai les yeux, consciente que ce simple mouvement allait me trahir.

- Ok, je vais essayer… mais…

Je relevai les yeux sur lui, les posai sur Alex, puis revint sur Matt.

- Par pitié, appelez-moi Angie. Sincèrement, je préfère. J’ai l’impression d’être… vieille sinon.

C’était peut-être un peu idiot, mais c’était comme ça. C’était pareil quand on m’appelait Mademoiselle ou qu’on me vouvoyait, j’avais l’impression de prendre vingt ans d’un coup. Et puis même, tout le monde m’appelait toujours Angie, je trouvais ça plus sympa, c’est tout.

Je les suivis dans la pièce suivant et levai un doigt interrogateur.

- Euh en fait, j’ai une question… Rassurez-moi, les serveuses sont pas obligées de porter une espèce d’uniforme ridicule ici. Non parce que j’ai déjà vu ça et franchement… si je dois encore porter un uniforme, je démissionne. Tout de suite.

Les bras croisés, j'ai regardé Matt. J'ai cligné des paupières, un sourire s'agrandissant sur mes lèvres et puis j'ai regardé Angie à nouveau. Un uniforme ?

– Disons que ça dépend des jours ? Tu préfères le rose rétro ou l'enlevé tahitien ? Ce soir c'est karaoké ! matt va nous faire une petite démonstration de ses talents avec I Will Survive, je te conseille de rester jusqu'au dessert pour en profiter.

Ah, si seulement. J'ai invité Angela à nous suivre dans la cuisine, je lui ai montré les frigos, les machines, la porte arrière et les escaliers menant au bureau et aussi chez moi. Et puis j'ai désigné un mur du bar au fond d'un geste de l'index.

- Mon rêve, c'est de faire un truc dans les locaux d'à côté. Ils n'arrivent pas à vendre et ce que je voudrais c'est y faire construire un night club en annexe au bar. Ici, c'est trop petit et on a envie de faire plein de choses, on gagne pas si mal notre vie compte tenu de l'économie actuelle et de l'état du marché du travail. Mais en ce qui me concerne... je voudrais plus. Ce qu'on fait là, c'est à petite échelle. Qu'est-ce que ça pourrait donner si on y mettait vraiment les fonds et le temps.

J'y pensais depuis si longtemps. Lexy le savait, Matt le savait et le gérant le savait ! Tout le monde savait ce que j'essayais de faire mais non seulement les négociations ne prenaient pas encore et surtout, je ne disposais pas d'un capital suffisant pour l'instant. Mais je n'avais pas assez de temps pour le faire fructifier non plus ! En levant les bras j'ai souri à Angela.

– Ma question est donc la suivante : Quand peux-tu commencer ?

Bien, Lady devrait être entre de bonnes mains c'était de bon augure, elle était après tout parmi les plus bosseurs de nos employés mécaniques.

- "Va pour Angie."

Je souriais en lui répondant mais j'avais bien noté l'air gêné qu'elle avait pris en réponse à mes conseils, encore plus parlant que les quelques mots qu'elle avait sorti. J'avais comme qui dirait l'impression que nous allions devoir garder un œil bien ouvert sur elle, que la demoiselle était plutôt du genre à ruer dans les brancards si un poivrot l'embêtait trop. On ferait peut-être mieux de ne pas lui parler de la batte de Lexy...

A sa question j'échangeai un regard avec Alex, quelle sottise allions-nous lui sortir ? Ah, le rose et tahitien ! Ma foi ça restait du très classique. Je pris un air sérieux et un peu mélancolique puis je donnai quelques explications à Angela.

- "Chanter pendant la soirée karaoké... c'est le seul moment durant mon service où je peux être habillé normalement. On a aussi une tenue nous autres barmans tu sais ? Si je n'aimais pas autant travailler ici en dehors de nos tenues... avilissantes, je me serais barré depuis longtemps. D'ailleurs..." -Je regardai ma montre et branlai du chef comme pour me donner du courage - "Je vais vous abandonner là, il est temps pour moi d'aller me changer et d'ouvrir le bar."

Je les laissai. J'entendis en me sauvant qu'Alex commençait à lui parler de son rêve comme il l'avait fait à un moment ou autre avec chacun d'entre nous. Il me plaisait bien, ce rêve... Je passai par les toilettes et me demandai au passage si Angela allait prendre ça pour la cabine d'habillage, après tous Alex avait oublié de lui montrer la porte des toilettes. Je vérifiai en suite que tout était propre et prêt puis j'allais ouvrir le bar.

Panneau retourné, portes déverrouillées, j'étais prêt  à recevoir nos premiers clients.

J’adressai un sourire à Matt et hochai la tête comme pour le remercier. Adopter mon surnom, c’était vraiment le minimum qu’il pouvait faire pour m’aider à m’intégrer dans leur équipe. Personne ne m’appelait Angela en réalité. Du moins, personne parmi les gens avec lesquels je m’entendais bien. C’était un signe non ? Je n’étais pas superstitieuse, mais bon, mieux vaut garder la chance de son côté.

A la réponse d’Alex, je fronçai légèrement les sourcils et plongeai mon regard dans le sien. Je scrutai ses yeux, comme j’avais l’habitude de le faire pour déterminer la vérité du mensonge chez mes interlocuteurs. Moi, je ne m’appelai pas David, je n’avais pas de détecteur de mensonge intégré. Mon seul moyen de faire la différence, c’était de regarder les gens dans les yeux. Et il m’arrivait parfois de me tromper. Mais là… ce n’était pas très difficile de savoir qu’Alex n’était pas sérieux. Rien que son sourire le montrait. Par mesure de précaution, je jetai tout de même un regard à Matt, au cas où, on ne sait jamais. Son air, à lui, était moins facile à décrypter. Il avait l’air sérieux. Mais en même temps, son discours ne l’était clairement pas. Ou alors… je secouai la tête, non, il n’était pas sérieux.

Je suivis ce dernier du regard tandis qu’il se dirigeait vers les toilettes, comme l’indiquait le petit panneau surmontant la porte (bah oui, parce que dans tous les établissements recevant du public, les toilettes se devaient d’être clairement indiqués). Je reportai alors mon attention sur Alex qui continuait à me faire le tour du propriétaire. Il m’invita à le suivre dans chacune des pièces qui composaient le rez de chaussée. Je repérai les lieux, de façons à pouvoir prendre mes marques rapidement. Plus vite je m’y retrouverai dans les lieux, plus vite je serai totalement efficace dans mon boulot.

J’écoutai Alex m’exposer son projet avec attention. L’idée était bonne, très bonne même.

- Ca pourrait rendre ce lieu incontournable. L’une des meilleures adresses de la ville basse. C’est un beau projet.

J’adressai un sourire à Alex.

- Ca viendra.

A sa question, je secouai légèrement la tête et levai les mains.

- Et bien… dès que possible. Tout de suite même, si vous voulez. Mais j’ai pas emporté de tenue de rechange.

Ce matin, j’étais partie pour une journée à moto, du coup, je ne m’étais pas vraiment posé de questions : débardeur noir qui masquait à peine le tatouage que j’avais dans le dos, pantalon serré en cuir retenu par une ceinture dont le ceinturon, carré, gris, assez simple, pouvait ressembler, de loin, à celui de Lara Croft, et des bottes de moto. La tenue parfaite pour faire de la moto, mais pas forcément pour servir dans un bar.

- Je ne pensais pas trouver du boulot aussi vite ! Il faut croire que j’ai une bonne étoile finalement !

Du coin de l’œil, je vis Matt ressortir des toilettes, changé, et ouvrir le bar.

[Je conclue, on a vraiment avancé depuis !]

J'ai souri en laissant Matt s'affairer et j'ai frappé dans mes mains.

– Et bien c'est parfait ! On a du pain sur la planche, cette semaine. Des animations tous les soirs. Pour la tenue, ce sera très bien, sauf si tu veux rentrer chez toi te changer, il y a encore du temps avant que les premiers colons ne débarquent.

J'ai ouvert un panneau dans le mur pour en sortir des clés et je me suis retourné vers elle.

– Ca te dit de venir avec moi ? Je dois aller chercher nos produits pour la journée sur la Baie, tu pourras en profiter pour me parler un peu de toi ! Un CV ça n'en dit jamais long.

Tous les matins ou presque, Matt ou moi allions à la Baie pour récupérer des chargements de produits frais. Parfois, nous nous faisions juste livrer mais sur les docks, c'était un peu le marché aux puces des bars et restaurants du coin. On y trouvait même des gars de la Ville Haute. C'était un peu comme le Sanctuaire mais en ville médiane. A cette heure-ci, la plupart des restaurants s'étaient approvisionnés mais les bars comme le nôtre, plus petits et moins demandeurs, pouvaient arriver plus tard sans que les étalages ne soient devenus totalement vides.

J'ai prévenu Matt et embarqué Angela avec moi. Lexy était contente qu'une fille nous rejoigne. Elle était la seule depuis un moment maintenant et en plus de s'ennuyer, elle avait remarqué que la clientèle s'ennuyait un peu également. Les serveurs, de nos jours, c'étaient un peu comme des mascottes, ils ne se contentaient pas de servir. Ils animaient, ils faisaient vivre, ils apportaient des anecdotes. Et... il faut reconnaître que nous en avions déjà pas mal à notre actif.